Senble Holse était penchée au-dessus d’une bassine, occupée à frotter énergiquement son linge sur sa planche à laver, quand son mari entra. Il franchit la porte de l’appartement en compagnie d’un homme élégant aux cheveux blonds bouclés et tenait par la main un petit garçon à l’air étrange. Elle le regarda bouche bée tandis qu’il la saluait.

— Madame Holse, dit-il.

S’avançant au milieu du salon étriqué, il posa les mains sur ses hanches – l’étrange petit garçon ne le lâcha pas pour autant – et regarda autour de lui. Il était plutôt bien habillé, même pour un serviteur de prince, et n’avait jamais eu aussi bonne mine. Il avait l’air bien nourri et cossu. Après un seul coup d’œil vers le visiteur, les jumeaux avaient poussé un cri et s’étaient réfugiés dans les jupes de leur mère. Ils lui serraient les genoux si fort qu’elle avait du mal à tenir debout, et jetaient des regards furtifs, un de chaque côté.

— Tu sembles te porter à merveille, ma chérie, dit-il.

Il aperçut le plus jeune qui se tenait caché derrière la porte menant à leur chambre. Il lui fit un signe de la main. Il y eut un petit cri, et la porte se referma en claquant. Il éclata de rire et se retourna vers son épouse.

— Le jeune Choubris ?

— À l’école ! lui répondit Senble.

— Bien. (Il hocha la tête.) Oh, fit-il en souriant (ses dents avaient l’air bizarres : elles étaient beaucoup trop blanches et régulières). Où sont mes bonnes manières, hein ? (D’un signe de tête, il désigna son compagnon tiré à quatre épingles qui se tenait à côté de lui en faisant un large sourire.) Senble, ma très chère, je te présente monsieur Klatsli Quike.

L’homme inclina légèrement la tête.

— Très honoré, madame.

Il portait une pile de petites boîtes entourées de rubans.

— Monsieur Quike va venir habiter chez nous, annonça Holse d’un air dégagé. Et ici, ajouta-t-il en agitant la main qui tenait celle de ce garçonnet si bizarre et à l’air tellement sérieux, nous avons Toark. Toark Holse, ainsi qu’il sera connu dorénavant. Nous allons l’adopter. Monsieur Quike est un homme aux talents considérables qui se trouve pour l’instant quelque peu désœuvré et qui éprouve un grand attachement pour notre cher monde natal, tandis que le petit Toark est un orphelin de guerre qui a bien besoin d’amour et d’une vie de famille paisible, le pauvre petit bonhomme.

Senble en avait assez entendu comme ça. Elle jeta son linge mouillé dans la bassine, s’essuya les mains sur ses jupes, se redressa de toute sa taille – en faisant lâcher prise aux jumeaux qui se précipitèrent dans la chambre en poussant des cris aigus – et dit :

— Pas un mot, pas un seul mot pendant une année entière, et voilà que tu débarques la bouche en cœur, sans une excuse, pour me dire qu’un gentilhomme va s’installer chez nous, et tu m’amènes une nouvelle bouche à nourrir alors qu’on n’a déjà pas assez de place comme ça même quand tu n’es pas là laisse-moi te dire et pas d’argent à dépenser de toute façon même si on avait la place alors qu’on ne l’a pas…

— Allons, ma chérie, dit Holse en prenant le jeune garçon dans ses bras.

Il alla s’asseoir dans son vieux fauteuil près de la fenêtre et posa l’enfant sur ses genoux. Le petit garçon enfouit son visage dans le creux de son épaule.

— Dès ce soir, nous aurons un appartement beaucoup plus grand et nettement plus confortable, à ce que m’a dit monsieur Quike. N’est-ce pas, monsieur Quike ?

— Absolument, monsieur, dit Quike en souriant de toutes ses dents étincelantes. (Il posa sa pile de boîtes enrubannées sur la table de cuisine et tira de sa poche un document à l’aspect officiel.) Votre nouveau bail, madame, dit-il en le montrant à Senble. Pour un an.

— Payé d’avance, ajouta Holse.

— Et avec quel argent ? demanda Senble d’une voix forte. Tu ne toucheras même pas ta retraite de domestique maintenant qu’il y a cette nouvelle bande, citoyen. Je dois – tu dois déjà six mois de loyer pour ici. J’ai cru que c’étaient les huissiers qui venaient quand tu es entré, je te le jure !

— Ma très chère, tu vas voir qu’à partir de maintenant, l’argent ne sera plus un problème. (Désignant d’un geste la bassine de linge, il ajouta :) Et tu auras des domestiques pour s’occuper de ce genre d’activité, il faut préserver tes mains délicates. (Il regarda autour de lui comme s’il cherchait quelque chose.) Dis-moi, mon amour, tu n’aurais pas vu ma pipe, par hasard ?

— Elle est là où tu l’as laissée ! lui dit Senble. (Elle ne savait pas très bien si elle devait prendre ce vaurien dans ses bras ou lui flanquer son linge à la figure.) Et qu’est-ce que c’est que tout ça, d’abord ? demanda-t-elle en regardant la pile de paquets sur la table.

— Des cadeaux pour les enfants, expliqua Holse. Pour les anniversaires que j’ai manqués. Et ça, dit-il en tirant d’une poche de sa veste une petite boîte également ornée de rubans, c’est pour toi, ma chérie.

Il lui tendit la boîte qu’elle examina d’un air soupçonneux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— C’est un cadeau, ma très chère. Un bracelet.

Elle grogna d’un air excédé et fourra la boîte dans la poche de son tablier sans même l’ouvrir. Holse eut l’air blessé.

— Et d’où vient tout cet argent, d’abord ? demanda-t-elle. (Elle lança un regard mauvais à ce Quike, là, qui lui répondit par un charmant sourire.) Ne me dis pas que tu as finalement gagné quelque chose au jeu !

— Si, en un sens, lui dit Holse. L’argent viendra d’un fonds constitué pour des circonstances spéciales par quelques nouveaux amis que je me suis faits. (Il agita négligemment la main.) C’est monsieur Quike qui s’occupera de tous les aspects financiers.

— Et toi, qu’est-ce que tu te proposes de faire ? demanda Senble. Si c’est de l’argent gagné au jeu, tu sais aussi bien que moi que tu vas le reperdre la semaine prochaine et qu’on en sera réduits à devoir une fois de plus nous cacher des hommes du prévôt et mettre en gage tous nos cuivres, qui y sont déjà de toute façon.

— Oh, moi ? Je vais entreprendre une carrière politique, ma chérie, dit tranquillement Holse.

Il tenait toujours le petit garçon sur ses genoux et lui tapotait doucement le dos pour le rassurer.

Senble éclata de rire.

— De la politique ? Toi ?

— Oui, de la politique, moi, absolument, répondit Holse avec un grand sourire. (Elle n’en revenait toujours pas de voir ces dents.) Je serai un homme du peuple, mais aussi un homme qui est allé dans des endroits et qui a vu des choses et qui s’est fait des amis tels que tu ne me croirais pas si je te le disais. J’ai des relations aussi bien au-dessus qu’au-dessous – béni soit le DieuMonde – d’une qualité que tu ne peux même pas imaginer. Et puis, en plus de mon charme et de mon intelligence naturelle, et de bien d’autres qualités innées, je vais également disposer d’une source d’argent inépuisable (Quike sourit comme pour confirmer cette déclaration insensée), ce qui, à ce que je crois comprendre, constitue un avantage non négligeable dans les sphères politiques. J’ajouterai encore que j’en saurai beaucoup plus sur les goûts et les faiblesses de mes collègues politiciens qu’ils ne pourront jamais en apprendre sur les miens. Je pense que je ferai un excellent parlementaire, et un Premier ministre encore meilleur.

— Quoi ? s’exclama Senble incrédule.

— Pendant ce temps, monsieur Quike s’assurera que je reste dans le droit chemin et veillera à ce que je ne devienne pas un – comment dites-vous, déjà, monsieur Quike ?

— Un démagogue, monsieur.

— Veillera à ce que je ne devienne pas un démagogue, poursuivit Holse. Ainsi donc, ma chérie, je vais faire de la politique. C’est une destinée ignominieuse quand on pense aux ambitions que je nourrissais autrefois, j’en ai bien conscience, et ce n’est pas celle que j’aurais souhaitée. Mais enfin, puisqu’il faut bien que quelqu’un fasse le travail, autant que ce soit moi, et je crois pouvoir dire sans me tromper que je vais apporter de nouvelles perspectives plus larges à notre petite scène politique étroite qui seront bonnes pour les Sarles, bonnes pour Sursamen et très bonnes pour toi et moi, ma chérie. Je ne doute pas un instant que les générations futures se souviendront de moi avec affection, et des rues porteront probablement mon nom, bien que j’aspirerais également à avoir une place ou deux, et peut-être même une gare. Et maintenant, ma très chère, où est ma pipe, disais-tu ?

Senble s’approcha du manteau de cheminée, prit la pipe qui y était posée dans son râtelier et la jeta à la figure de son mari.

— Tiens ! cria-t-elle. Espèce de fou !

Holse sursauta. La pipe le toucha à l’épaule et tomba sur le plancher, fort heureusement sans se casser. Il la ramassa de sa main libre.

— Merci, ma chérie. C’est bien aimable à toi.

Il se mit la pipe à la bouche et se renfonça dans son fauteuil en soupirant d’aise, les jambes étendues devant lui. Le petit Toark avait cessé de se cacher la tête dans son épaule. Il contemplait maintenant par la fenêtre la ville baignée de lumière par cette magnifique journée.

Holse sourit à Senble qui semblait encore sous le choc, puis il leva les yeux vers Quike :

— Ah, rien ne vaut la vie de famille, hein ?

 

 

 

FIN

 

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